Tribune - Ivan Lavallée

Publié le par UEC VSQ

Le capitalisme français et la question universitaire

Voir aussi dans L'Humanité du 28 Juillet


Le texte ci-après n'est imputable qu'à moi-même et n'engage donc que moi, même si j'y reprends l'essentiel de l'article ci-dessus cité. Ivan Lavallée.

"La loi que Sarkozy a fait passer précipitamment, et en force concernant l’Université Française a été mûrement réfléchie et au plus haut niveau par les cercles dirigeants du capital français et européen. Il serait trop long ici d’en relater la genèse au cours de laquelle la droite politique s’est efforcée de traduire les exigences nouvelles du capitalisme. On ne peut que constater que le rapport Lévy-Jouet, commandité par l’ex ministre de l’Economie et des Finances, T. Breton, (lequel dès réception s’est empressé de dire que les conclusions dudit rapport serviraient de trame inspiratrice à sa famille politique) donne déjà, quasiment au mot près le contenu de cette loi. Au-delà de ce qui est déjà en soi une trahison de l’Université française et de son rôle original dans le concert de la science mondiale, au delà des aspects purement organisationnels de la loi, autonomie managériale, pleins pouvoirs aux présidents, baisse de la représentation des instances universitaires, soumission financière au bon vouloir de bailleurs seulement intéressés par leur « retour sur investissement[1]» ; la caractéristique première de cette loi, c’est la déclinaison politique directe et brutale des exigences du capitalisme français et européen. C’est l’irruption de la lutte des classes par la grande porte dans le champ universitaire[2]. La mondialisation capitaliste apparaît en creux dans ce dispositif. L’un des aspects, et non des moindres en étant la déclinaison européenne qui entend « découpler » les universités des politiques nationales dans une démarche de négation des nations et de construction d’une Europe des régions. Les états jouant essentiellement un rôle d’adaptation de leurs système nationaux aux critères de la mondialisation capitaliste vue du point de vue de Bruxelles. C’est la suite du « processus de Bologne »[3] initié en France par un gouvernement social-démocrate.

Le bavardage autour de « l’autonomie des universités » sert en fait à masquer la perte d’autonomie de l’Université par rapport au capital. L’un des buts est de liquider l’Université française en tant qu’entité (i.e. institution) nationale spécifique et de faire des universités françaises actuelles des éléments de l’ensemble plus vaste des universités européennes au service du capital. L’alfa et l’omega de l’enseignement et de la recherche étant alors la guerre économique inter-impérialiste, mâtinée éventuellement de localisme régional.
Du point de vue du capital français et européen, dont le leadership aujourd’hui est assuré par le baron Seillère, il y a urgence. Le capital a pris du retard en France, le « Non » au référendum lui a servi d’alerte et a été pris très au sérieux.
Cette marche forcée ne se produit pas à n’importe quel moment. Déjà F. Fillon au moment de la contre-réforme sur les retraites avait pris la mesure de l’effondrement idéologique de la social-démocratie prétendant à l’hégémonisme « à gauche » en dépit des échecs successifs des gouvernements qu’elle dirigea et qui n’avaient de pluriels que le nom. Cet effondrement idéologique et culturel a touché l’ensemble de la société. Les forces syndicales n’y font pas exception. Dans les cercles intellectuels dont certaines formes de marxisme étaient une référence obligée, on a vu surgir un vent « d’antimarxisme flamboyant » pour reprendre une expression de l’historien anglais Eric Hobsbaum.

Le Parti communiste pour sa part a pris du retard à tous égards dans cette période. Il a tenté de combler superficiellement ce manque dans une démarche qui fit pour l’essentiel l’impasse quant à la nature des problèmes à résoudre et sur l’intensité de l’effort intellectuel nécessaire, il se mit à « déconstruire » à tour de bras. Il se contente ainsi essentiellement de «surfer» sur des problèmes sociétaux sans les relier au fonctionnement même du système de production et d’échange. Les mises à jour fondamentales exigées par l’évolution de la situation mondiale dans toutes ses dimensions et par la révolution dans les forces productives matérielles ne pouvaient dès lors ni germer ni prendre le moindre essor. Mais en tant que parti politique, ses initiatives à tous égards affaiblies dans leur portée stratégique, sa visée communiste étant à la peine pour s’affirmer et se clarifier, il est resté constamment le seul pôle politique contestant réellement le capitalisme. C’est à ce titre que le PCF est combattu par tous les moyens, à la hauteur du parti qu’il n’est plus, mais aussi à la hauteur de celui qu’il pourrait être. Jamais auparavant, y compris durant la guerre froide, l’escamotage, la déformation systématique de ses positions publiques, les interdits médiatiques, les ignorances calculées, la déformation et criminalisation de son histoire[4], les ignorances calculées, le refus catégorique et orchestré du moindre débat contradictoire, n’avaient atteint un tel paroxysme.

La lutte des classes entre dans les universités par la grande porte

Ne nous y trompons pas, l’entrée des employeurs dans les C.A. des universités et le renforcement de leur rôle dans le CNESER est significatif. Il ne s’agit pas des employeurs pris individuellement, même si en tant qu’individu l’un ou l’autre n’est pas nécessairement infréquentable, là, c’est le patronat en tant que tel, le medef qui entre dans les conseils d’administration, avec ses capacités organisationnelles, financières et ses relais politiques au gouvernement français et à Bruxelles. C’est en tant que classe consciente d’elle-même[5] que le capital organisé entre dans les CA avec la volonté d’influer directement ou par relais interposés, arguments financiers aidant sur les programmes de recherche et de formation. Le cache-sexe de la représentation équilibrée de la société civile n’est même plus mis en avant.
Et ce n’est qu’un aspect. Il convient de bien prendre la mesure de ce phénomène qui casse tout ce qui au long des siècles a fait la spécificité et l’aura internationale de l’Université française.

Cette situation est la manifestation du basculement qui s’opère dans les forces productives humaines, dans les pays les plus développés d’abord. Cela avait été pointé dans l’ouvrage Cyber Révolution[6]. Le centre de gravité de la production de la plus-value s’est déplacé des chaînes de fabrication vers les bureaux d’études. Ce sont les ingénieurs, les techniciens, les ouvriers hautement qualifiés qui jouent aujourd’hui de ce point de vue (celui de la production de la plus-value), pour l’essentiel (même s’il reste pour quelques temps encore des travailleurs rivés au travail simple) le rôle que jouaient dans la première partie du XXe siècle, les ouvriers. On a vu au cours du XXe siècle apparaître le métier de chercheur, mais cela est resté longtemps numériquement marginal, et les dits chercheurs restaient relativement confinés dans leurs laboratoires, loin du procès de production.
Ce qui a changé depuis environ les années soixante-dix[7] du XXe siècle, c’est le renversement des rapports dialectiques entre science et production. La science, dans toutes ses dimensions prend une place centrale complètement inédite, le métier de chercheur prend un caractère de masse et se diffuse dans les grandes industries, la société prend conscience en même temps de son rôle décisif (en témoigne le courant de sympathie autour du mouvement des chercheurs de 2005). Le capital entend encadrer cette irruption dans le champ économique et social, tant pour des raisons politiques, que pour des raisons économiques, c’est là une mine nouvelle et pérenne de profits, source d’une grande partie de la plus-value à venir. Il s’agit de ne pas laisser échapper la formation de ceux qui vont structurer le système productif, il lui faut se l’approprier. Un nouveau totalitarisme est en train de s’affirmer ; nous sommes bien loin des discussions de salon pour savoir si Sarkozy interprète la constitution ou la change.
Les écoles d’ingénieurs n’y suffisent plus, qui formaient à la fois des technocrates et des « chiens de garde du patronat », il ne s’y fait pas (ou très marginalement) de recherche, au mieux de l’innovation, et plutôt du développement, et surtout pas d’enseignement par la recherche. La force de travail doit être de plus en plus qualifiée et les cadres non strictement techniques, doivent être acquis corps et âme à l’idéologie du capital sous peine de remise en cause du système. En effet, nombre d’ingénieurs, cadres ou techniciens sont plus ou moins impliqués dans le processus d’élaboration de décision ou d’encadrement et il faut donc qu’ils soient acquis aux objectifs et aux méthodes, à la « culture d’entreprise ». Les ingénieurs et concepteurs sont prolétarisés déjà depuis quelques décennies, ils commencent à en prendre conscience, il faut donc porter le fer de la bataille idéologique au cœur même de la formation non seulement des ingénieurs mais de tout l’appareil intellectuel de la société, il faut au capital essayer d’oblitérer les sources mêmes de toute réflexion critique. L’offensive est générale[8], la bataille de classes s’exacerbe. Le capital se réorganise, la concurrence internationale s’accentue, les contradictions inter impérialistes et la crise économique, alimentaire et énergétique mondiale pointent. Il s’agit pour la classe dominante de contrôler tous les aspects de la société. Il s’agit non seulement de contrôler la formation de ceux qui seront directement dans l’appareil productif, mais il s’agit aussi de contrôler la formation des « élites intellectuelles » et nous sommes ici au cœur même de la nouveauté. Les canons de la guerre économique mondiale, voilà l’alpha et l’omega de toute nouvelle réforme. Face à la naissance de nouveaux enjeux centraux de la lutte des classes, les forces du capital sont prises de vertige (obsession de « disciplines inutiles », on commence par supprimer l’archéologie, et on se demande bien dans une telle démarche ce que viennent faire les recherches sur le boson de Higgs)) et une réponse fait consensus dans tous les cénacles du capitalisme : il s'agit de créer un métissage entre le scientifique chevronné et le manager, intégration poussée de l'ensemble de la communauté scientifique aux dogmes d'airains du système.

Un autre métissage était jusqu’ici à l'œuvre dans la société française : celui qui fait s'estomper la barrière entre tâches d'exécution et de conception ; métissage très avancé dans la communauté scientifique, au plan mondial. Freiné, entravé, limité de toutes manières, mais métissage porteur de la coopération libre entre individus libres, égaux en droits et en devoirs. De ce métissage là, le capital ne veut pas entendre parler.
C’est le cœur même de la bataille idéologique en cours. Il s’agit de parvenir à une intégration poussée de l’ensemble de la communauté scientifique aux dogmes d’airain du système, un métissage idéologico-scientifique. Pour ce faire, il faut au capital mener une intense bataille idéologique, par exemple, entre autres choses ré-écrire l’histoire du XXe siècle[9], d’autant plus lorsque les héritiers du mouvement révolutionnaire ne mènent pas cette bataille idéologique. Le capital a besoin d’un fort consensus ou au moins d’une incapacité idéologique[10] du mouvement révolutionnaire, pour affronter les énormes problèmes qui émergent, sans remettre en cause sa domination. L’appareil de propagande a besoin de média, d’idéologues et de journalistes à la botte, quitte à payer ce qu’il faut, tant en argent qu’en statut social, d’où cette société de show bizz et cet engouement pour les publications du type Voici, Gala, ou plus généralement pour Star-academy. Il ne faut pas laisser de temps de cerveau disponible, des fois que l’intelligence y trouverait matière.
Ce n’est pas par hasard que Sarkozy prétend faire de la réforme des universités le phare de son mandat. Réussir dans cette démarche ouvrirait un champ comme jamais aux logiques du capital en France, à l’échelle de la société.
L’enjeu de l’actuelle réforme universitaire est là, il n’est pas dans plus ou moins de crédits, de postes, bien que ce soit nécessaire. Il nous faut poser le problème en termes politiques, pas syndicaux.
Il est nécessaire et vital de rendre cette loi inapplicable ; il est encore plus important de travailler à hisser la conscience politique de la société française à la hauteur des enjeux du monde de demain et d’aujourd’hui.

[1] Pour lequel le court terme est six mois, le terme normal un an et le long terme trois ans!
[2] Car elle y était déjà mais sous des formes plus cachées, indirectes.
[3] Le processus de Bologne datant de 1999 est un engagement pour construire un espace européen de l'enseignement supérieur avant 2010 sur le modèle anglo-saxon et faisant fi des spécificités nationales, le maître mot y étant « marché du travail européen», c’est-à-dire soumission au capital.
[4] La petite saloperie (il n’y a pas d’autre terme) du monde du 23/06/2007 concernant Guy Môquet, pour anecdotique qu’elle soit n’en est pas moins caractéristique.
[5] Le patronat, la bourgeoisie et les « beaux quartiers » votent à plus de 90% à droite, ils ont une conscience de classe. Les ouvriers et travailleurs pauvres votent à 70 % à droite, cherchez l’erreur…
[6] Editeur Le temps des cerises.
[7] Lire La civilisation au carrefour (édition française 1968) du tchèque Radovan Richta et aussi Pour une prospective marxiste de Léon Lavallée, (1970).
[8] Il suffit dans un autre domaine pour s’en rendre compte de voir comment le capital s’empare des média.
[9] On lira avec profit à ce sujet « L’Histoire contemporaine sous influence » de Annie Lacroix-Riz.
[10] La complaisance des média, pour ne pas dire plus, à toute voix qui tend à orienter le peuple sur des voies de traverse est caractéristique, presse pipole, faits divers montés en épingle, focalisation sur les problèmes sociétaux, banalisation des crimes du capital, détournement de mots et concepts, et une bonne partie de la gauche, y compris dans le PCF se laisse prendre à cette rhétorique (voir la dérive sociétale)…


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